Eleonora Acerra : «L’apprentissage de la lecture littéraire peut s’appuyer sur les spécificités des textes numériques»

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La chercheuse Eleonora Acerra, doctorante en littérature travaillant sur les œuvres numériques de littérature pour la jeunesse, à l’Université de Montpellier, rattachée au Lirdef, Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Didactique, Éducation, Formation, sous la direction du Pr Brigitte Louichon nous a accordé un entretien.

 

Elle souligne la manière dont le numérique peut accompagner l’entrée dans la littérature et ses usages. Pour peu que la machine ne soit pas programmée pour supprimer l’interaction maître-élève.


Bayard Éducation : On pense souvent que les écrans détournent les enfants de la lecture. N’est-il pas surprenant de vouloir que les élèves entrent dans la littérature à l’école en passant justement par les écrans ?

 

Eleonora Acerra : Ce débat s’inscrit dans un système de préoccupations (sociales, pédagogiques et institutionnelles) sur le numérique qui est rarement dépourvu d’à priori idéologiques. À la crainte d’une désaffection de la lecture s’ajoutent des inquiétudes pour l’accessibilité et la pérennité des contenus numériques, ainsi qu’une certaine désorientation face aux instruments d’analyse nécessaires pour les apprécier.

Quand ils touchent à un public de lecteurs débutants, les objets numériques soulèvent des questions spécifiques sur l’impact de leur utilisation pour le développement cognitif et psychomoteur des enfants, mais aussi pour l’accès au goût à la lecture. Il faut bien distinguer les notions de support de lecture, objet numérique et œuvre littéraire hyper médiatique. Les écrans peuvent certes s’offrir comme des espaces ludiques ou de détente, mais aussi comme des écosystèmes de déploiement d’univers narratifs. C’est à ce deuxième titre qu’ils nous semblent pertinents pour l’entrée en littérature, et notamment en raison du corpus d’œuvres hyper médiatiques qu’ils véhiculent.

Bien que différentes quant aux finalités, aux formats et aux modalités de réalisation, ces productions partagent souvent une structure composite, qui imbrique dans un même tissu narratif des formes textuelles, des illustrations, des animations et des contenus audio, tous également impliqués dans la constitution du tissu de l’histoire. Ces éléments, unis à des parcours interactifs qui jouent avec la maniabilité de l’écran, programment une véritable lecture intermodale : chaque ressource n’est pas simplement juxtaposée aux autres, mais intégrée dans un ensemble d’interactions coexistantes, à lire et comprendre de manière parallèle et simultanée. Des œuvres comme Moi, j’attends (France Télévisions, 2013), Mon voisin (éditions de Braques et Tralalere, 2013) ou Love, the app (Pablo Curti, 2014) travaillent justement sur cette imbrication de significations.

Selon des processus analogues à ceux en œuvre dans les albums papier, elles combinent, avec une finalité poétique et narrative, une pluralité de matières textuelles et prévoient des interactions avec l’écran qui seront d’autant plus significatives que le jeune lecteur aura engagé ses compétences et ses connaissances sur le monde pour les saisir. La véritable plus-value du numérique dans l’apprentissage de la lecture littéraire est là, à notre avis : dans les nouvelles compétences en littératie visuelle et multimodale qu’il demande à développer et qui semblent indispensables pour lire, comprendre et interpréter la plupart des messages de la communication contemporaine. Par ailleurs, un volet d’objets numériques composé de ressources pédagogiques et d’outils d’accompagnement expressément conçus pour exploiter et valoriser les potentialités des écrans peut favoriser cette acquisition.


Qu’observez-vous déjà comme pratiques sur le terrain ? N’y a-t-il pas le risque de confier à la machine la validation de la compréhension d’un texte littéraire ?

 

E. A. : Les pratiques du numérique en contexte d’apprentissage de la littérature sont encore éparpillées et, pour le moment, concentrées davantage sur l’exploration du potentiel multimodal des logiciels informatiques que sur le développement d’instruments d’analyse critique ou littéraire. Nombreuses sont les expériences d’écriture numérique, notamment via des Powerpoint, des blogs, des réseaux sociaux ou des espaces d’écriture collaborative : ces exemples montrent, en plus d’un certain goût des élèves pour la production de textes multimodaux, que l’organisation et la disposition d’éléments textuels ne sont pas innées pour les jeunes générations et qu’elles demandent au contraire d’être travaillées et accompagnées. Il en est de même pour la recherche documentaire sur internet et pour l’exploration d’environnements hypertextuels, souvent utilisés avec des préfigurations et des attentes erronées sur leurs contenus. En somme, être nés à l’ère du digital ne rend pas les jeunes génétiquement lettrés.

« Être nés à l’ère du digital ne rend pas les jeunes génétiquement lettrés »

Pour la classe de littérature, reste à développer des outils pour l’observation et l’analyse des œuvres hypermédiatiques, dont la lecture est, par ailleurs, encore embryonnaire. Nous n’avons pas à ce jour une liste de référence suggérant des œuvres adaptées à l’école et la sélection, pour l’enseignant voulant s’y essayer, n’est pas évidente : les stores d’applications ne dissimulent pas leur vocation marchande et confondent sur les mêmes rayons des adaptations de classiques et d’œuvres à grande fortune médiatique, des créations contemporaines et des contenus ludo-éducatifs. Encore, presque tout est à créer en termes de ressources pédagogiques et d’outils d’accompagnement de la lecture littéraire numérique.

Néanmoins, nous n’avançons pas à l’aveuglette : la recherche a déjà produit des grilles de compétences en littératie médiatique multimodale qui sont utiles – et utilisées – en France comme au Québec, alors que des sites internet spécialisés (La souris grise ou popapp.slpj) fournissent un premier bassin de propositions d’œuvres hyper médiatiques à consulter. Par ailleurs, des dispositifs tels que ceux en cours de développement dans le cadre du projet Linum (voir encadré) visent à accompagner l’enseignant dans sa démarche d’enseignement et d’évaluation de la lecture littéraire par le biais d’outils et de ressources numériques entièrement modifiables et transférables à plusieurs œuvres littéraires.

Le risque de confier à la machine le processus de compréhension d’un texte littéraire nous semble un faux problème. L’outil numérique est programmé pour mettre en œuvre les indications prévues et priorisées par une intelligence humaine. S’il est conçu de manière adéquate et qu’il est nourri de dispositifs qui gardent au cœur de leurs dynamiques l’interaction maître-élève plutôt que la validation automatique de la machine, il permettra un retour sur les compréhensions et les interprétations de chaque élève, tout en instaurant un rapport plus positif vis-à-vis de l’erreur.


Les nouveaux programmes de français insistent beaucoup sur la lecture littéraire et notamment sur le rapport personnel d’un enfant avec une œuvre. Quelle place réservez-vous dans ce cas à la subjectivité du lecteur ?

 

E. A. : Les dispositifs hyper médiatiques et interactifs sollicitent constamment la subjectivité du lecteur : qu’il soit interpellé de manière directe pour agir sur l’écran, ou qu’il soit invité à investir son vécu pour la compréhension des liens entre textes, images, animations et interactivité, le lecteur est toujours au centre de l’échange avec l’œuvre, avec sa réception intime et ses émotions. Par ailleurs, il est censé adhérer à un contrat tacite avec le dispositif, qui lui demande de participer physiquement et intellectuellement à l’action narrative.

Sur un autre plan, des outils tels que les carnets numériques ou les blogs de lecture, homologues virtuels des carnets et des journaux de lecture, se confirment comme des instruments d’observation privilégiés de la réception singulière de l’œuvre littéraire : ils gardent une trace de la voix et des perceptions intimes des sujets, et favorisent en même temps l’expression de la subjectivité par le biais d’outils multimodaux.

Propos recueillis par Murielle Szac