Les coulisses de Bayard : nos règles de lisibilité à l’épreuve du numérique

Publié le
Par Murielle Szac

Permettre aux enfants d’accéder à la compréhension d’un texte imprimé, tel est le savoir-faire « historique » de nos équipes. Mais la lecture numérique répond à d’autres contraintes. Elle est venue interroger et renouveler toutes ces pratiques.

Comment avons-nous opéré ce passage du papier aux écrans ? Comment avons-nous évolué au fil des ans pour maintenir nos exigences au service d’une lisibilité maximum ?

Depuis sa création, Bayard Jeunesse a toujours conçu son offre lecture en veillant à adapter sa proposition aux capacités cognitives des enfants en fonction de leur âge. Le but de ce travail, initié sous l’égide de la linguiste Laurence Lentin dans les années 1970, est de s’assurer de la bonne réception d’une œuvre, avec le minimum d’efforts pour un maximum de « confort », afin de dépasser la simple compréhension pour ouvrir la porte à la lecture littéraire (celle qui notamment fait appel à l’intimité, la subjectivité du lecteur). C’est donc une manière de produire et concevoir un texte pour qu’il soit reçu par le plus grand nombre – car telle est la promesse de la presse –, pour qu’il se fasse comprendre, mais aussi ressentir.

Des règles de lisibilité

Toutes ces règles sont résumées sous le terme de « lisibilité », que l’orthophoniste Marie-Josèphe Rancon, conseillère des rédactions des magazines lecture de Bayard, définit ainsi : « Le sentiment de bien-être que l’on éprouve lorsque l’on circule dans un produit qui fonctionne en harmonie avec nos compétences linguistiques, psychiques et intellectuelles ». Ces règles de lisibilité sont appliquées au moment du choix des textes, au moment de leur mise en images, et au moment de leur mise en page. Les accents de vigilance portent sur :

  • L’entrée dans l’histoire. Il s’agit notamment de centrer l’attention de l’enfant sur les personnages principaux et le sujet de l’histoire, afin qu’il sache se repérer dès le début.
  • La circulation dans l’histoire. Nous essayons de garder un fil logique qui soutient l’attention, notamment dans les allées et venues entre le texte et l’image.
  • L’appropriation de l’histoire, notamment par les choix syntaxiques et lexicaux, qui allègent le travail cognitif pour permettre l’accès au sens.
  • Cela conduit à quelques principes (non exhaustifs) :
  • Un rapport texte-image très sourcilleux, qui éclaire le texte et ses complexités.
  • Un travail sur les ellipses et le hors-champ afin de les réduire si besoin.
  • Un soin aux enchaînements logiques et aux étapes du récit.
  • Un vocabulaire expliqué par des redondances ou un lexique de mots difficiles inséré.
  • Pour les non-lecteurs, des phrases maquettées avec des coupes de souffles et de sens, c’est-à-dire des retours à la ligne qui facilitent la lecture à voix haute et sont pensés en fonction de la signification des groupes de mots.
  • Pour le débutant en lecture autonome, des phrases qui ne courent jamais d’une page à l’autre.

Le but final de ces pratiques éditoriales est de permettre le plaisir de lire et le bien-être que procure l’accès au sens.


L’entrée dans l’ère numérique

Mais que deviennent ces règles de lisibilité quand on passe à la lecture sur écran ? Quand le texte devient mouvant ou quand il s’enrichit de sons et d’animations ? Quand le support lui-même varie ? Lorsqu’on feuillette un magazine ou un livre, pas d’autre solution que de tourner les pages de la même manière, une page après l’autre… Mais il en est tout autrement de la lecture d’un ouvrage numérique, qui sera bien différente si elle s’effectue sur une tablette, un smartphone, une liseuse, un ordinateur…

Ainsi en lançant la plate-forme de lecture J’aime lire Store en 2012, les équipes numériques de Bayard se sont posé toutes ces questions. À l’époque, elles ont concentré leurs efforts pour proposer une lecture fluide et accessible des romans numériques Mes Premiers J’aime lire et J’aime lire sur l’écran des smartphones, et des premières tablettes. D’où l’intuition formidable d’initier une lecture en parchemin déroulant, avec un rapport texte-image adapté pour permettre l’accès à des petites unités en « scrollant » vers le bas, avec son index.

Et pour que le jeune lecteur ne se perde pas en route, l’invention d’un signet interactif sur le côté droit de l’écran, qui permettait à l’enfant de suspendre sa lecture et de toujours retrouver l’endroit où il en était, grâce à une jauge de couleur qui se remplit au fur et à mesure de sa lecture. Une typographie a également été sélectionnée avec soin pour qu’elle soit claire et grosse.


Transposer et réinventer

Certaines règles issues du magazine J’aime Lire, comme les résumés du chapitre précédent au début de chaque chapitre, ont été facilement transposées sur le livre numérique. D’autres ont dû se réinventer, avec bonheur. Quel plaisir, par exemple, de pouvoir, grâce au numérique, expliquer les mots compliqués au cours de l’avancée de la lecture ! Un « tap » et hop une fenêtre s’ouvre permettant d’éclaircir ce lexique inconnu à l’enfant, sans lui faire perdre le fil de sa lecture.

Avant de commencer, chacun peut choisir son mode de lecture : « Je lis tout seul » ou « J’écoute l’histoire », ce qui reste un véritable atout du livre numérique. Puis à la fin de chaque roman, l’enfant est récompensé pour son effort par un « badge » de félicitations.


Cheminer sans effort

Deux années plus tard, il est apparu que la lecture numérique se concentrait plutôt sur tablettes. L’enfant qui apprend à lire a besoin d’une surface de lecture importante. Une analyse fine, collection par collection a alors été menée par l’équipe du pôle numérique pour identifier certaines difficultés de lisibilité et formuler les améliorations à apporter. C’est ainsi que de nouvelles formules sont apparues.

La lecture en parchemin, trop complexe pour un débutant lecteur, notamment en raison de la perte de la notion de page, a été abandonnée pour revenir à une lecture page à page sur les écrans. Avec la reprise d’un parcours de lecture linéaire, la question de l’accueil dans chaque histoire a été revisitée.

Un sommaire interactif qui permet de visualiser l’architecture du roman avant d’entrer dans la lecture a été ajouté, ainsi qu’une présentation des personnages. « Permettre à l’enfant lecteur de se forger une représentation mentale de la structure du livre est fondamental au début du livre, car cela va lui permettre d’anticiper sa lecture, explique Elena Iribarren, directrice de collection du J’aime lire Store. Dans un livre papier, il y a les repères des pages, des chapitres, sans parler de l’épaisseur du volume et des “tournes” des pages ; on peut s’arrêter facilement, sans perdre son fil, revenir en arrière.

Nous avons veillé à ce que cette fluidité, ces allers et retours, ces haltes puissent s’effectuer sans se perdre dans le livre numérique. C’est tout un repérage qui a été mis en place pour que l’apprenti lecteur puisse ainsi cheminer avec le moins d’effort possible. » Un travail de recherche qui a permis de maintenir nos exigences de lisibilité, afin que la lecture papier comme la lecture numérique s’associent pour entraîner tous les enfants vers le plaisir de lire.

Les albums illustrés en numérique

Les animations d’images doivent être très soigneusement dosées. En effet, si elles sont le plus souvent très séduisantes, elles peuvent détourner l’attention du lecteur et lui faire perdre le sens. Un joli papillon ou un petit oiseau qui traversent l’image, s’il n’en est nullement question dans le texte, vont servir d’illustration décorative, mais contribuent à faire perdre le fil… Une action d’un personnage qui arrive trop tôt par rapport au moment où le texte lu décrit cette action peut totalement perturber le sens, un zoom sur un détail de l’image qui ne correspond pas non plus au texte lu, peut casser la narration…

«  Pour nous, il est évident que l’animation d’une image n’a de sens que si elle permet de souligner les moments clés du récit, d’accompagner un ressenti ou la compréhension d’un passage difficile » explique Elena Iribarren, directrice de collection du J’aime lire Store. Et de mettre en place un travail qui permette de valider le rapport texte/image animée, comme pour les étapes d’une histoire imprimée… C’est ainsi que les formidables possibilités offertes par le numérique restent encore et toujours au service de la lecture et de l’enfant.